Dans cette recherche, nous brosserons un portrait des dommages octroyés en 2021 pour les reprises et évictions effectuées de mauvaise foi. Nous évaluerons la jurisprudence du Tribunal administratif du logement (TAL) de cette année précise afin de dégager les montants prévus pour les dommages matériels, moraux et punitifs.

 

Mais d’abord, une mise en garde

Ce billet vise strictement à informer les intervenants juridiques. Le public qui lit ce texte est encouragé à l’approfondir en faisant sa propre recherche. Bien que nous tentons d’offrir un contenu juste en date de la publication, certaines informations risquent d’être incomplètes ou erronées.

De plus, ce contenu ne saurait constituer un avis ou une opinion juridique.

L’auteure, Laurence Chartrand-Bertrand, n’est pas avocate au moment de la publication de ce billet et n’est pas autorisée à fournir des avis juridiques. Ce document contient donc une discussion générale sur une question juridique. Si vous avez besoin d’un avis juridique, veuillez consulter un.e avocat.e.

Finalement, les auteures et réviseurs chez Justice décodée se dégagent de toute responsabilité pour tout préjudice qui peut résulter de l’utilisation de ce contenu qui est offert strictement à titre informatif.

D’entrée de jeu, il est possible d’observer que la moyenne des dommages totaux pour les reprises de mauvaise foi était de 7 544$. Cela inclut tous les types de dommages.

 

Dommages moyens

Pour ce qui est des dommages par poste spécifiques, les moyennes sont les suivantes :

 

À noter que ces moyennes ne tiennent pas compte de deux décisions plus récentes rendues par le TAL qui accordent plus de 30 000$ en dommages dans des cas de reprises de mauvaise foi, soit: Moroz c. Brown-Johnson 2022 QCTAL 13865; Martel c. Quan Nguyen 2023 QCTAL 1667.

Méthodologie

Afin d’effectuer un portrait représentatif de la jurisprudence, nous avons circonscrit notre étude de cas à l’année 2021 (1er janvier au 31 décembre) de même que dirigé notre étude sur les comparutions s’étant déroulées dans la grande région de Montréal dans un but d’uniformité et de constance. Notre tableau de la jurisprudence ne concerne que les reprises de mauvaise foi, n’ayant pu étayer notre recherche sur les évictions de mauvaise foi (une seule affaire trouvée). Ce sujet sera malgré tout abordé séparément après le passage sur les reprises.

Le droit

Le recours en dommages pour reprise et évictions de mauvaise foi se trouve à l’article 1968 C.c.Q qui prévoit des dommages-intérêts (pécuniaires et non pécuniaires)[1]et punitifs[2], et ce que le locataire ait consenti ou non à la reprise ou à l’éviction.

La reprise

C’est l’article 1957 C.c.Q qui établit le droit de reprise, ainsi, « lors de la reprise de logement, deux droits importants se rencontrent et s’opposent : d’une part le droit du propriétaire d’un bien d’en jouir comme bon lui semble et, d’autre part, le droit du locataire au maintien dans les lieux loués »[3].

La reprise de mauvaise foi

Selon le Code civil du Québec, les parties doivent faire preuve de bonne foi (arts.6, 7, 1375) de la naissance d’un contrat jusqu’à son terme et ne doivent pas exercer leurs droits de manière à nuire indûment à l’autre partie. Cette bonne foi se présume (art.2805 C.c.Q). Ainsi dans le cas de la reprise du logement le Code exige du locateur qu’il prouve qu’il entend réellement reprendre le logement du locataire pour lui, un membre de sa famille ou qu’il supporte financièrement et que cette reprise ne constitue pas un prétexte pour atteindre d’autres objectifs. Cette preuve se doit d’être prépondérante et ne laisser au tribunal aucun doute quant aux intentions du locateur. Seraient ainsi refusé, les reprises temporaires dans le but de se défaire d’un locataire pour augmenter ensuite son loyer ou encore revendre l’immeuble ainsi « vidé ».

 Il appartient à la partie qui invoque la mauvaise foi d’en faire la preuve. Dans le cadre d’une reprise de mauvaise foi, dès que la partie demanderesse démontre que le locateur n’a pas repris le logement aux fins de l’avis, il y a renversement du fardeau de la preuve et il appartient à celui-ci de prouver qu’il a agi en toute honnêteté et exliquer les raisons de ce changement de projet de vie.

Raisons réelles

Dans les cas compilés, la reprise a déjà été accordée et les locataires ont par la suite découvert qu’il s’agissait d’un subterfuge ou d’une reprise malveillante. Dans 7 des 18 cas recensés ci-dessous, la reprise s’était effectuée pour permettre la revente de l’immeuble, tandis que dans 8 cas sur 18, il s’agissait d’une reprise dans le but de relouer plus cher. Les chiffres montrent que ces reprises effectuées dans un objectif d’augmentations de loyer représentent une hausse significative faisant passer certains loyers du simple au double[4]. Les locations à court terme ne sont pas en reste alors que 2 des cas étudiés concernaient des appartements mis en location sur le site Airbnb.

 

Évaluation des dommages en cas de reprise

La différence de loyer

Il est souvent accordé à titre de dommages pécuniaires, l’écart entre l’ancien loyer et le nouveau assumé par le locataire, en plus des autres dommages matériels, moraux et exemplaires. Si un dédommagement pour 20 mois a déjà été octroyé[5], notre étude nous permet de conclure que la tendance est toutefois de 12 mois (6 cas sur 6).

Le tribunal tient compte des caractéristiques du nouveau logement afin que les montants soient mitigés. Pour certains locataires qui vivaient depuis de longues années dans le logement, les coûts d’une relocalisation dans le même quartier peuvent être importants. Nous avons donc pu constater que le minimum octroyé à ce poste est de 50$/mois pour 12 mois[6] alors que le maximum allait à 655$/mois pour une moyenne de 257$/mois.

Le montant maximal de 655$ a été obtenu dans l’affaire W.N. c. Malik[7]alors que le locataire et sa famille ont dû déménager après seulement 1 an dans l’appartement et que leur loyer est passé de 745$/mois pour 5 ½ à 1 400$/mois pour un 4 1/2. Il est à noter que le locateur n’était pas présent lors de l’audience.

Autres dommages matériels

D’autres dommages matériels sont parfois octroyés, mais de manière peu fréquente, pour par exemple l’euthanasie d’un chien[8] ou des frais de déménagement[9]. Il est ressorti de notre étude que le Tribunal utilise parfois les ententes préalables à la reprise, pour justifier de ne rien donner à la partie demanderesse[10].

Les dommages moraux

Les dommages moraux incluent ici les troubles et inconvénients de même que le stress vécut chez les personnes qui ont dû trouver un nouveau logement, déménager et entreprendre des procédures judiciaires dans le but de faire valoir leurs droits en vertu de 1968 C.c.Q. Les pertes non pécuniaires doivent être équitables et raisonnables et la partie qui les exige doit prouver que l’autre partie a commis une faute ayant causé un préjudice, des troubles et inconvénients. Bien que la preuve soit difficile à établir, le Tribunal a octroyé des dommages dans la majorité des cas. Le minimum qui a été octroyé à ce poste était de 1 000$ alors que le maximum était de 5 000$.

Dans le premier cas au montant minimum, Riopel-Chouinard c. Katev, le locateur n’a pas repris le logement comme convenu, mais a plutôt mis son immeuble en vente sans prévenir la locataire et une famille de quatre a emménagé dans son ancien logement (elle réside toujours dans l’immeuble). Elle témoigne avoir trouvé la situation fort difficile, que cela lui a causé beaucoup de soucis et qu’elle en a énormément souffert. Le Tribunal lui a accordé la somme demandée.

Quant au montant maximal de 5 000$, l’affaire Guzman Juarez c. Thayaparan[11] exprime très clairement les conséquences psychologiques d’un tel événement.

[12] En plus du stress habituel lié à un déménagement et à la recherche d’un nouveau logement, elle est anxieuse relativement aux risques d’un tel exercice pour sa santé. La situation vécue est alors tellement stressante, qu’elle lui entraîne des ennuis de santé. Elle a alors souffert d’insomnie et de bruxisme, précise-t-elle.

Le contexte de Covid a ici joué un rôle important, alors que la recherche de logement était compliquée par le confinement et les diverses mesures sanitaires.[12]

Dommages punitifs

Les dommages punitifs visent à signifier la réprobation du geste malveillant et à en éviter la récidive, dans le cas présent la reprise de mauvaise foi. C’est dans ce contexte que le TAL a octroyé 20 000$ à ce titre dans l’affaire Poitras c. Bégin, mais plus exceptionnellement, 39 500$ dans l’affaire Huard c. Nsiempba[13]. Le Tribunal, dans cette affaire avait déclaré que :

[75] L’habitation pour un locataire, tout comme un propriétaire, est l’un des besoins les plus fondamentaux qui existent et il faut que toutes les parties qui contractent sur ce bien de base de la vie le fassent en toute transparence et bonne foi.

[76] La seule façon d’arrêter ce genre de transaction néfaste pour les locataires est que le Tribunal envoie un message clair et sans équivoque que ça ne se fait pas.

[77] Pour cela, il faut jouer dans les poches de ceux qui s’enrichissent avec ce genre d’arrangement non conforme au Code civil du Québec et grandement préjudiciable à ceux qui en sont victimes.[14]

 

Notre évaluation des dommages punitifs nous amène plutôt pour l’année 2021 à un minimum octroyé de 2 000$ et à un maximum de 10 000$. Il est toutefois possible de constater que la moyenne des dommages punitifs obtenus en cas de reprise de mauvaise foi était de 3 088,89 en 2015[15], alors que celle-ci se chiffrait à 4 618$ en 2021 (selon les 18 cas étudiés), soit une augmentation de 49,5%.

Évictions

Contrairement au projet de reprise qui se démontre par la bonne foi du locateur, les évictions exigent une preuve documentaire plus étoffée incluant généralement les permis de travaux pour agrandissement et subdivision et des plans d’architecte. Le locateur n’a pas, comme en matière de reprise du logement, à démontrer que ce projet ne constitue pas un prétexte pour atteindre d’autres fins. Les propriétaires peuvent donc évincer les locataires dans un but mercantile, soit en changeant la vocation du logement pour en faire un commerce, en l’agrandissant pour charger un loyer plus élevé ou encore en le subdivisant pour créer plusieurs unités locatives. Le juge n’a pas à décider si le projet est acceptable ou équitable, mais plutôt s’il est réaliste et légal. Dans l’affaire Lanouette c. 10243027 Canada inc, le Tribunal mentionne « qu’il n’a pas à contrôler l’opportunité du projet et des choix du locateur. À cet égard, la rentabilisation de l’investissement immobilier constitue un motif légitime qui ne démontre pas en soi la mauvaise foi du locateur[16]

En effectuant une recherche dans un contexte d’opposition à une éviction (art.1966 C.c.Q), nous avons recensé 10 décisions sur 63 dans lesquelles le tribunal acceptait l’opposition des locataires. Les raisons invoquées étaient l’absence de preuve quant au motif donnant lieu à la subdivision du logement[17], un changement dans la configuration plutôt qu’une subdivision[18] ou pour d’autres erreur de forme ou de procédure.[19]

Au cours de l’année 2021, et après une recherche extensive[20], nous n’avons toutefois recensé qu’une seule décision dans laquelle des dommages ont été octroyés par suite d’une éviction de mauvaise foi.

Audet c. Karmac ltée

La locataire a reçu un avis d’éviction pour subdivision (art.1959 C.c.Q) le 20 décembre 2019 et a quitté les lieux peu de temps après, soit le 1er juin 2020. Comme établit à l’article 1965 C.c.Q, elle avait droit à une indemnité égale à trois mois de loyer et des frais raisonnables de déménagement (5 000$ au total). La locataire avait un bail au montant mensuel de 1 307$. La locatrice n’a jamais subdivisé le logement, elle l’a plutôt mis en location 8 mois plus tard au loyer de 2 100$, soit une augmentation de 60%, et ce sans effectuer de rénovations significatives. À la lumière de la preuve présentée, le tribunal conclut que la locatrice a agi de mauvaise foi et qu’un tel geste « doit être sanctionné, particulièrement dans le contexte actuel de crise du logement »[21]. La locataire aurait donc droit à 3 000$ en dommages punitifs, plus les dommages pécuniaires incluant les 3 mois de loyer et les frais de déménagement (4 526,62$). Elle n’a toutefois pas fait une preuve convaincante des troubles et inconvénients subis et ne saurait toucher des dommages moraux.

Conclusion

Selon les évaluations de 2015, plus de 14 000[22] locataires font face chaque année à une reprise de logement au Québec. De ce nombre, seules 1 970 causes se sont retrouvées devant de TAL selon son rapport annuel de 2020-2021. Le recours en vertu de 1968 C.c.Q pour les reprises et évictions de mauvaise foi impliquent que le locataire évincé puisse faire la preuve de la mauvaise foi de son locateur. Ce fardeau nécessite qu’il investigue afin de prouver ses dires, soit en collectant des informations sur internet, soit en revisitant les lieux, soit en discutant avec d’anciens voisins. Cela fait reposer sur les locataires le poids de cette preuve de même que le stress et les coûts engendrés par une telle démarche. Dans son Enquête sur les reprises et évictions de logements, le Comité logement de La Petite-Patrie a étudié 363 reprises et évictions sur son territoire sur une période de 3 ans. Sur l’ensemble de ceux-ci, 85% se sont avérés être une fraude ou une reprise malveillante et seulement 15% des projets se sont réalisés comme prévu à l’origine.

 

[1] Art.1968 C.c.Q al.1

[2] Art. 1968 C.c.Q al.2

[3] Dagostino c. Sabourin 

[4] Riopel-Chouinard c. Katev 2021 QCTAL 14439

[5] Kotopoulis c. Borkowsky

[6] Allami c. Addona 2021 QCTAL 25437

[7] W.N. c. Malik 2021 QCTAL 31364

[8] Villeneuve c. Muhammad 2021 QCTAL 29312

[9] Charbonneau c. Samim 2021 QCTAL 3975

[10] St-Amand c. Dor 2021 QCTAL 25882

[11] Guzman Juarez c. Thayaparan 2021 QCTAL 26287

[12] [32] Elle dénonce que le locateur l’ait obligée à déménager au pire moment de la pandémie, période extrêmement difficile, insistant sur le fait qu’il n’a fait preuve d’aucune compassion à son égard, refusant de l’accommoder quant à la date de départ. Son représentant et même son avocat en ont rajouté, ayant tenté, à plusieurs reprises, de la dissuader d’exercer ses droits, allant jusqu’à l’intimider, affirme-t-elle.

[13] Huard c. Nsiempba, 2015 QCRDL 27263, al. 76 et 77

[14] Nos surlignements

[15] Martin Gallié, Julie Brunet et Richard-Alexandre Laniel. Les expulsions de logement “sans faute” : Le cas des reprises et des évictions p.34

[16] Lanouette c. 10243027 Canada inc

[17] Provost c. Gauvin 2021 QCTAL 32069

[18] Fajolles c. 9362-9335 Québec inc. 2021 QCTAL 8902

[19] Benhadid c. 9043-3529 Québec inc.2021 QCTAL 12074

[20] Recherche : (1968 éviction “mauvaise foi” accorde dommages) ET (montréal) 268 résultats

[21] Audet c. Karmac ltée para.19

[22] CORPIQ, Projet de loi n°492 modifiant le Code civil afin de protéger les droits des locataires aînés, CAT – 002M C.P. – P.L. 492 2015

Rappel

Les renseignements apparaissant ci-dessus sont de nature générale et ont pour seul objectif de fournir à la communauté juridique des notions de base concernant le droit. En cas de doute, contactez un.e avocat.e qui pourra alors vous renseigner adéquatement compte tenu des circonstances propres à votre situation.

2 Comments

  1. France Boucher

    Dans le cas d’une reprise.
    1-Le locataire peut-il demander au juge, en cours d’instance, de se prononcer sur des dommages moraux et/ou punitifs dans l’éventualité où il arriverait à la conclusion que le propriétaire était de mauvaise foi et qu il refuserait la reprise.
    2-Ou faut-il attendre le jugement qui refuse la reprise pour intenter une demande en dommages?
    Merci!

    Reply
    • David Searle

      Excellente question ! Je vous inviterais à prendre contact avec le comité logement ou le Centre de justice de proximité de votre secteur pour une réponse complète à votre question.

      Reply

Submit a Comment

Votre adresse courriel ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *