Quel traitement est réservé aux locataires qui, ayant perdu devant le TAL pour non-paiement de loyer et ayant reçu un avis d’expulsion, ont payé toute ou presque toute leur dette au moment de faire une opposition.

Auteure: Daniella A. Cienfuegos

Mais d’abord, une mise en garde

Ce billet vise strictement à informer les intervenants juridiques. Le public qui lit ce texte est encouragé à l’approfondir en faisant sa propre recherche. Bien que nous tentons d’offrir un contenu juste en date de la publication, certaines informations risquent d’être incomplètes ou erronées.

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L’auteure, Daniella A. Cienfuegos, n’est pas avocate au moment de la publication de ce billet et n’est pas autorisée à fournir des avis juridiques. Ce document contient donc une discussion générale sur une question juridique. Si vous avez besoin d’un avis juridique, veuillez consulter un.e avocat.e.

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  1. Contexte juridique

Comment la jurisprudence devant la Cour du Québec applique l’article 1883 C.c.Q. dans le contexte du logement? Plus spécifiquement, quel traitement est réservé aux locataires qui, ayant vu leur bail résilié pour non-paiement de loyer devant le TAL et ayant reçu un avis d’expulsion, ont payé toute ou presque toute leur dette au moment de faire une opposition.

  1. Réponse courte 

Selon la jurisprudence, une série de précédents semble établir que lorsque le montant en défaut est minime, les chances de succès d’une opposition à un bref d’expulsion seraient plus élevées. Ainsi, le bail ne serait pas résilié.

Cependant, un second précédent semble préciser que si toutes les sommes dues ne sont pas acquittées avant le jugement de première instance, l’opposition au bref d’exécution devrait échouer. Le locataire est alors expulsé de son logement.

Ce document de recherche présente ces deux courants jurisprudentiels, ainsi que la manière dont les tribunaux ont interprété et traité les dispositions législatives applicables dans leurs décisions. Un tableau avec la jurisprudence pertinente est également présenté à la fin de cette recherche juridique.

  1. L’analyse

Le locateur peut demander la résiliation d’un bail d’habitation si le locataire est en retard de plus de trois semaines pour le paiement du loyer. Ce recours en résiliation est prévu à l’article 1971 du Code civil du Québec (C.c.Q.). Si le tribunal constate que le locataire a fait défaut de payer le loyer depuis trois semaines, il ne jouit d’aucune discrétion et il doit prononcer la résiliation du bail[1]. Ainsi, l’article 1971 C.c.Q. ne permet pas au tribunal le pouvoir d’octroyer un délai quelconque. Le locataire pourra toutefois éviter la résiliation en payant, avant le jugement octroyant la résiliation, les loyers dus, les intérêts et les frais[2].

Ce recours est en vertu de l’article 1883 C.c.Q. qui prévoit que :

« Le locataire poursuivi en résiliation du bail pour défaut de paiement du loyer peut éviter la résiliation en payant, avant jugement, outre le loyer dû et les frais, les intérêts au taux fixé en application de l’article 28 de la Loi sur l’administration fiscale (chapitre A-6.002) ou à un autre taux convenu avec le locateur si ce taux est moins élevé. »

Cette disposition est impérative en matière de bail de logement en vertu de l’article 1893 C.c.Q.[3]. Par ailleurs, malgré que la disposition soit d’ordre public, il y est précisé que les parties peuvent convenir d’un autre taux, si ce taux est moins élevé, puisqu’il s’agit alors d’un avantage conféré au locataire[4].

Le paiement des arrérages, des frais et des intérêts 

Il semble exister deux courants jurisprudentiels concernant l’opposition à l’expulsion.

Selon le premier courant, d’une approche restrictive, l’obligation de payer, avant jugement, le loyer dû, les intérêts et les frais est une obligation indivisible et non une obligation alternative ou facultative[5]. Le locataire devra non seulement acquitter les arrérages en loyer, mais aussi les intérêts à compter de la mise en demeure ou de l’introduction de la demande devant le Tribunal administratif du logement (ci-après le « TAL »), en plus des frais de la demande[6]. Le paiement du loyer sans les intérêts et les frais ne suffit pas[7]. En payant tous les montants, le loyer avec les intérêts et les dépens, il est loisible au locataire d’éviter la résiliation du bail, son éviction, et les dommages-intérêts qui pourraient lui être réclamés[8].

Dans la décision Michaud c. Picotte, le juge Gagnon reconnait que le législateur favorise le maintien du locataire dans les lieux loués, mais uniquement lorsqu’il se conforme à la loi[9]. Il opine que cette philosophie sociojuridique n’a jamais eu pour effet de faire disparaître les obligations légales des parties et ne constitue donc pas, à elle seule, un principe d’interprétation[10]. Par conséquent, il conclut que le texte à l’article 1883 C.c.Q. est suffisamment clair : c’est le loyer dû, les intérêts et les frais qu’il faut payer avant jugement et non l’un ou l’autre si le locataire veut éviter la résiliation du bail[11].

Dans le cadre de l’interprétation stricte, appliquer l’article 1883 C.c.Q. en l’absence de tout paiement avant jugement serait réécrire la disposition et s’éloigner de son texte clair[12].

A contrario, une deuxième tendance, plus souple, consiste à considérer que le locataire pourrait éviter l’éviction si :

  • le locataire paie les intérêts et les frais de justice avant l’audition de l’objection à la Cour du Québec et
  • le locataire est de bonne foi et
  • le locataire n’utilise pas de façon déraisonnable la « dernière chance » offerte par l’article 1883 C.c.Q.[13].

Dans Martel c. Jean-Baptiste[14], la juge Nathalie Chalifour écrit que cet article doit être interprété de manière à favoriser le droit au maintien dans les lieux et à limiter les cas de résiliation forcée du bail[15]. La juge considère que ce droit est non seulement un droit fondamental du locataire, mais aussi la « pierre d’assise » du bail résidentiel[16].

Dans Casimy v. Chen, le juge Enrico Forlini adopte cette même interprétation et ajoute que « dans le contexte d’un bail résidentiel, l’article 1883 C.c.Q. doit être interprété de façon large et téléologique et de manière à respecter l’intention du législateur »[17] .

Cette deuxième ligne d’autorité est plus favorable aux locataires et permet au tribunal de faire preuve de discrétion et de souplesse en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas. Ce courant de jurisprudence compréhensif transparait dans plusieurs décisions du TAL et de la Cour du Québec[18].

 

Dans l’affaire Seigneurie Lasalle c. Buteau[19], la Cour considère les frais comme un accessoire de la dette principale et serait d’une importance secondaire. La Cour est d’avis qu’elle ne doit pas accorder au défaut de paiement des honoraires, un poids démesuré par rapport à l’expulsion à laquelle elle fait face. La Cour réitère le principe prévu à l’article 4 de la Charte des droits et libertés de la personne, et rappelle que l’expulsion est incompatible avec la sauvegarde de la dignité de la locataire[20].

Le juge Luc Huppé explique, comme suit, la philosophie sous-jacente à ce courant d’autorité plus compréhensif :

« Toutes les dispositions [accordant au locataire d’un logement un droit d’entretien du logement] sont clairement fondées sur une volonté de protéger le locataire et son occupation du logement loué. De l’avis du tribunal, c’est aussi dans cet esprit qu’il faut aborder l’application de l’article 1883 C.c.Q. au bail d’un logement. Dans la mesure où le locataire exerce ses droits selon les exigences de la bonne foi et qu’il ne cherche pas à tirer profit de manière déraisonnable et excessive du régime particulier établi à son bénéfice, il y a lieu d’appliquer de manière souple la faculté qui lui est accordée par cette disposition d’éviter la résiliation de son bail. »

 

  1. Conclusion

En conclusion, si les arriérés de loyer sont payés et que seul un montant modeste d’intérêts et/ou de frais demeure impayé après le jugement de première instance, si la personne a agi de bonne foi et qu’elle n’utilise pas de façon déraisonnable la « dernière chance » offerte par l’article 1883 C.c.Q., la Cour sera peut-être amenée à déclarer le bail encore en vigueur, dépendamment dans quel courant jurisprudentiel s’inscrit le Tribunal. Dans le cas du courant plus compréhensif, la Cour annulera l’avis d’exécution et les procédures d’expulsion sous condition que les montants impayés soient entièrement acquittés avant la date de l’audience.

 

  1. Annexe
TABLEAU DE JURISPRUDENCE
Citation Payé avant jugement Montant ($) en retard Résultat Juge
Michaud c. Picotte, 2000 CanLII 19169 (QC CS) 500 $ pour les arrérages du loyer avant jugement

87,82 $ pour les intérêts et

58 $ pour les frais ;     Total : 145,82 $.

Opposition est rejetée ; résiliation du bail maintenue. JCQ Serge Gagnon
San Xing Real Estate Investment Inc. c. Aamr, 2017 QCCQ 4128 (CanLII) 1 203 $ pour une portion des arrérages du loyer

51 $ pour les arrérages d’une portion d’un mois de loyer,

83 $ pour les frais judiciaires

et

8,06 $ pour intérêts ; Total : 142,06 $

Opposition est rejetée ; résiliation du bail maintenue. JCQ Yves Hamel
RH Management c. Olmos, 2014 QCCQ 312 (CanLII) 510 $ pour une portion des arrérages du loyer

80 $ pour les arrérages pour la balance d’un mois de loyer, les intérêts (aucune précision sur le montant) et

78 $ pour les frais judiciaires ;

Total : approx. 158 $

Opposition est rejetée ; résiliation du bail maintenue. JCQ Martine Tremblay
Seigneurie Lasalle c. Buteau, 2019 QCCQ 5098 (CanLII) 282 $ pour les arrérages du loyer

85 $ pour les frais, et aucune demande à l’égard des intérêts

Total : 85 $

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Luc Huppé
Bernier c. Grenier, 2006 QCCQ 14115 (CanLII)  

900 $ pour les arrérages du loyer, les intérêts et les frais, payés 3 jours après le jugement

Total : 900 $

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ François Marchand
Markovic c. Côté, 2013 QCCQ 2762 (CanLII) 1 200 $ pour un paiement partiel des arrérages du loyer Une entente de paiement était conclue entre les parties pour la balance de 1 200 $, payable un mois après le jugement. Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Patrick Théroux
Lictaoa c. Ognianov, 2018 QCCQ 3309 (CanLII) Quatre paiements totalisent 3 084 $ avant jugement pour les arrérages du loyer, les intérêts et les frais.

Une somme de 25 $ (non spécifié s’il s’agit des intérêts, les frais ou le capital)

Total : 25 $, payé à l’audience de la CQ

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Daniel Bourgeois
Germain c. Holness, 2017 QCCQ 9105 (CanLII). 975 $ pour les arrérages du loyer

7,91 $ pour les intérêts et

83 $ pour les frais ;

Total : 90,91 $, payés 3 semaines après jugement

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Alain Breault
Jules c. Fanfan, 2021 QCCQ 7101 (CanLII) 2 000 $ pour les arrérages du loyer

19,73 $ pour les intérêts

et

95 $ pour les frais ;

Total : 114,73 $ toujours en souffrance au jour du procès

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Enrico Forlini
9215-9029 Québec inc. c. Perreault, 2020 QCCQ 63 (CanLII) 2 925 $ pour les arrérages du loyer Total : « somme inférieure à 250 $ » pour les intérêts et les frais, payés 3 jours après jugement Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Alain Trudel
Danio (Dagneau) c. Hébert, 2021 QCCQ 1839 (CanLII) 3 500 $ pour les arrérages du loyer

35,45 $ pour les intérêts et

78 $ pour les frais ;

Total : 113,45 $ « dès que la locataire a connu le calcul des intérêts et de l’indemnité additionnelle ».

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Chantal Sirois
Casimy v. Chen, 2021 QCCQ 1444 (CanLII) (jugement en anglais) 645 $ pour un paiement partiel sur les arrérages du loyer

100 $ pour les arrérages du loyer,

57,44 $ pour les intérêts et

101 $ pour les frais ; total : 258,44 $ payés 16 jours après jugement.

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Enrico Forlini
Dery (Ambiance Capital) c. Gooden, 2021 QCCQ 5810 (CanLII) Aucun paiement fait avant jugement.

550 $ pour les arrérages du loyer,

4,22 $ pour les intérêts et

102 $ pour les frais ;

Total : 656,22 $, payés 2 semaines après jugement

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Nathalie Chalifour
Scobici c. A & S Immobilier inc., 2021 QCCQ 3269 (CanLII) 1 580 $ pour les arrérages du loyer payé avant la réception du jugement

96 $ pour les frais et

15,79 $ pour les intérêts ;

Total : 111,79 $, payé 27 jours après le jugement

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Denis Lapierre
Tchatat c. Mehrabian, 2021 QCCQ 2909 (CanLII) 100 $ pour les arrérages du loyer

87,50 $ pour les frais et

3,00 $ pour les intérêts ;

Total : 90,50 $, payé presque 3 mois après la décision

Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Enrico Forlini
Drapeau c. Valverde, 2016 QCCQ 2988 (CanLII) 429 $ pour les arrérages du loyer, intérêts et frais (en partie) Une somme de 8,50 $ demeurait impayée Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Pierre Allen
McCutcheon c. Dupont, 2013 QCCQ 13022 (CanLII) Les arrérages du loyer (montant exact inconnu) Une somme de 73 $ (n’est pas précisé s’il s’agit des intérêts, les frais ou le capital) Bref d’expulsion annulée — opposition accordée JCQ Georges Massol

 

 

Photo tirée des Archives de la Ville de Montréal: employés du métro. Fin de l’année 1966. VM94-Md57-013.

[1] Blanco c. Commission des loyers, [1980] 2 R.C.S. 827, au p 831 ; Habitation populaire de l’Outaouais Inc. c. Bourgon, 2004 CanLII 3340 (QC CQ), para 14.

[2] Deslauriers, Jacques, Vente, louage, contrat d’entreprise ou de service, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2013, par. 1724.

[3] « Est sans effet la clause d’un bail portant sur un logement, qui déroge aux dispositions de la présente section, à celles du deuxième alinéa de l’article 1854 ou à celles des articles 1856 à 1858, 1860 à 1863, 1865, 1866, 1868 à 1872, 1875, 1876 et 1883. »

[4] Extrait de : Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice — Le Code civil du Québec, t 2, Québec, Les Publications du Québec, 1993.

[5] Cavaliere c. Couture, (C. Q., 2004-08-17), SOQUIJ AZ-50266177; Michaud c Picotte, 2000 CanLII 19169 (QCCS).

[6] Vincent Karim, Les obligations, vol. 2, 5e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, p. 353

[7] Singer c. Ngamé, [2004] J.L. 256, EYB 2004-66359 (C.Q.).

[8] Gestion Rimap ltée c. Dubé, (C. Q., 2003-10-24), SOQUIJ AZ-50278854.

[9] Michaud c. Picotte, 2000 CanLII 19169 (QC CS), para 7.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Dery (Ambiance Capital) c. Gooden, 2021 QCCQ 5810 (CanLII).

[13] Tchatat c. Mehrabian, 2021 QCCQ 2909 (CanLII).

[14] Martel c. Jean-Baptiste, 2020 QCCQ 8945 (CanLII).

[15] Ibid, para 14.

[16] Ibid, para 15.

[17] Casimy v. Chen, 2021 QCCQ 1444, para 47 [notre traduction].

[18]Germain c. Holness (Supra note 5); Martel c. Jean-Baptiste (Supra note 19), Seigneurie Lasalle c. Buteau, 2019 QCCQ 5098 (CanLII); et 9215-9029 Québec inc. c. Perreault, 2020 QCCQ 63 (CanLII).

[19] Seigneurie Lasalle c. Buteau, 2019 QCCQ 5098 (CanLII), para 25.

[20] Ibid, para 27.

Rappel

Les renseignements apparaissant ci-dessus sont de nature générale et ont pour seul objectif de fournir à la communauté juridique des notions de base concernant le droit. En cas de doute, contactez un.e avocat.e qui pourra alors vous renseigner adéquatement compte tenu des circonstances propres à votre situation.

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