Quel traitement la jurisprudence réserve aux locateurs qui achètent un immeuble et souhaitent invoquer les dépenses encourues par le locateur qui leur a vendu l’immeuble dans le cadre d’une demande de fixation de loyer ?

Auteur: Igor Sadikov, étudiant en droit

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Nous examinons d’abord l’interprétation jurisprudentielle du droit applicable à la fixation du loyer par le nouveau locateur, puis celle des règles de preuve pertinentes.

Droit applicable

L’admissibilité des dépenses effectuées par l’ancien locateur aux fins du calcul de l’augmentation de loyer tire ses fondements juridiques de la continuation du bail lors de l’aliénation de l’immeuble et de l’encadrement réglementaire de la période de référence pour la fixation du loyer.

En vertu du Code civil du Québec (ci-après Code civil), le nouveau locateur acquiert le droit de faire fixer le loyer par le Tribunal administratif du logement (ci-après Tribunal) dans les délais prescrits dès le moment où il devient locateur. L’article 1937 du Code civil dispose que le bail d’un logement est continué lors de l’aliénation de l’immeuble qui le comporte et le nouveau locateur a les droits et les obligations résultant du bail envers le locataire. Bien que cet article soit le plus souvent employé dans la jurisprudence au bénéfice du locataire, justifiant le droit du locataire au maintien dans les lieux et la continuation des obligations du locateur lors de la vente de l’immeuble1, il peut aussi être employé au bénéfice du nouveau locateur. Par exemple, ce dernier acquiert la qualité requise pour reprendre l’instance en matière de résiliation de bail2 ou en matière de fixation de loyer, tel qu’il est illustré dans la décision Tremblay c Pelletier3. Dans cette affaire portant sur la fixation du loyer pour la période du 1er juillet 2012 au 30 juin 2013, les nouveaux locateurs ont repris l’instance le 31 août, alors qu’ils étaient devenus propriétaires pendant cette période. Dans cette décision, on retient que dès qu’il devient locateur, ce dernier a la qualité requise pour exercer le droit de faire fixer le loyer par le Tribunal en vertu des articles 1947 et 1953 du Code civil.

Les critères de calcul du loyer, établis par règlement, sont les mêmes pour le nouveau locateur que ce qu’ils l’auraient été pour l’ancien et admettent les dépenses encourues par l’ancien locateur. Selon le Règlement sur les critères de fixation de loyer, les dépenses encourues pour des réparations majeures constituent des dépenses d’immobilisation4. Celles-ci sont admissibles au calcul du loyer si elles ont été encourues par le locateur pendant la période de référence, soit généralement pendant l’année civile précédant le terme du bail5. La jurisprudence comporte plusieurs exemples de reprise d’instance par le nouveau locateur en matière de fixation de loyer dans lesquelles les dépenses d’immobilisation encourues par l’ancien locateur ont été prises en compte : citons par exemple les décisions Nolin c Chateauneuf6 et Hamann c Oussoodzelet7. Dans chacune de ces décisions, le nouveau locateur respectif a acquis l’immeuble concerné pendant le terme du bail pour lequel le loyer est fixé. Bien qu’il ne soit pas spécifié que les dépenses d’immobilisation ont été encourues par les anciens locateurs, il ne peut en être autrement, puisque les nouveaux locateurs n’étaient pas propriétaires pendant la période de référence.

Les décisions susmentionnées présentent des situations où les anciens locateurs l’étaient encore au début du terme du bail pour lequel le loyer est fixé et ont produit eux-mêmes la demande en fixation du loyer. Qu’en est-il lorsque le locateur n’a pas lui-même encouru les dépenses et qu’il n’était pas propriétaire au moment de la fixation du loyer ? La décision récente Wang c Symes traite d’une situation s’apparentant davantage à cette réalité8. Sans résoudre la question de l’admissibilité des dépenses d’immobilisation encourues par l’ancien locateur, cette décision laisse planer un certain doute à ce sujet. Dans Symes, des frais de réparations majeures sont engagés par l’ancien locateur en octobre 2019, avant la vente de l’immeuble en novembre 2019. Le nouveau locateur produit une demande de fixation du loyer pour le terme du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021, qui a l’année 2019 comme période de référence, et souhaite inclure ces dépenses dans le calcul. La locataire conteste l’inclusion des dépenses au motif que les travaux n’ont pas été réalisés par le nouveau locateur9. Le Tribunal refuse l’inclusion de ces dépenses pour un autre motif, soit le fait que les travaux ont été exécutés en 2020 et ne peuvent donc être inclus au calcul du loyer que l’année suivante10. Le Tribunal ne se prononce pas d’avance sur leur admissibilité ultérieure, mais indique qu’ « il appartiendra au locateur de démontrer qu’il remplit tous les critères de l’article 13 du Règlement face à cette dépense, notamment pour ce qui se rattache à l’exigence que la dépense doit être supportée par le locateur »11.

Le refus du Tribunal de se prononcer sur la qualification des dépenses comme étant supportées par le locateur dans Symes ne relève pas nécessairement d’une ambiguïté relative au droit applicable, mais semble plutôt découler du fait que le Tribunal n’ait pas procédé à l’évaluation de la preuve à ce sujet, puisque ce n’était pas nécessaire à sa décision.

Rien ne semble indiquer que le Tribunal ait souhaité s’écarter du courant jurisprudentiel voulant que les dépenses encourues pendant la période de référence par l’ancien locateur soient considérées comme supportées par le locateur et donc admissibles au calcul du loyer, même si l’identité du locateur a changé entre-temps.

Règles de preuve

La preuve des dépenses encourues par l’ancien locateur peut être plus difficile pour le nouveau locateur, et la valeur probante de certaines pièces justificatives pourrait être remise en question par la locataire. La jurisprudence étudiée semble cependant indiquer que, si l’ancien locateur fournit des preuves directes des dépenses, il ne sera généralement pas possible de les contester.

L’absence de collaboration de la part de l’ancien locateur peut certainement rendre difficile, voire impossible, la preuve des dépenses encourues. Le fardeau de preuve revient au nouveau locateur selon les règles habituelles, soit la prépondérance de la preuve et la balance des probabilités12. C’est ainsi que, dans l’affaire Belogbi c Irsalane, le nouveau locateur n’a pas réussi à prouver les dépenses encourues pour des réparations majeures effectuées par l’ancienne locatrice, celle-ci ne lui ayant pas fourni la liste des réparations effectuées ni remis les factures13. La décision D’Ambra c Poisson est un exemple en matière de fixation de loyer où la preuve a été relativement difficile, mais réussie14. Dans cette affaire, les locataires ont contesté l’utilisation des baux et avis de renouvellement obtenus de l’ancien locateur pour prouver les revenus de loyer au motif que les nouveaux locateurs n’étaient pas partis à ces contrats. Le Tribunal a admis ces documents, mais a dû se fonder sur la présomption légale de véracité des factures et contrats passés dans le cours des activités d’une entreprise en vertu des articles 2830 et 2831 du Code civil pour justifier leur valeur probante15.

La preuve des dépenses se fera sans réelle possibilité de contestation si l’ancien locateur fournit directement des pièces justificatives au Tribunal. S’il ne le fait pas volontairement, il pourrait être contraint de le faire : dans la décision Ohayon c Saar, le Tribunal indique que le nouveau locateur peut assigner l’ancien locateur au besoin pour faire la preuve des revenus et dépenses de l’immeuble16. Un exemple d’une telle procédure se trouve dans la décision Bershadskiy c Roy, où le Tribunal a requis l’ancienne locatrice de faire parvenir directement au dossier les factures pour les assurances de l’immeuble aux fins de fixation du loyer par le nouveau locateur17.

Conclusion

Selon la jurisprudence étudiée, lors d’un changement de locateur, le bail d’un logement est continué et le nouveau locateur acquiert les droits résultant du bail. Un de ces droits est le droit de faire fixer le loyer par le Tribunal selon les normes réglementaires. Les critères de fixation du loyer prennent en compte notamment les dépenses d’immobilisation encourues pendant la période de référence précédente, même si celles-ci ont été encourues par l’ancien locateur. Le nouveau locateur doit faire la preuve de ces dépenses selon les règles habituelles, ce qui est facilité le cas échéant par la collaboration de l’ancien locateur.

1 Voir par exemple : Baril c Girard, 2021 QCTAL 20695, <https://canlii.ca/t/jhn01>; 9196-8743 Québec Inc Jolanta Janczewska, 2010 CanLII 117150, <https://canlii.ca/t/h9b7q>.

2 Ouellet c Hébert, 2020 QCRDL 13882, <https://canlii.ca/t/j8zk9>.

3 Tremblay c Pelletier, 2013 CanLII 130378, <https://canlii.ca/t/hfhfg>.

4 Règlement sur les critères de fixation de loyer, RLRQ c T-15.01, r 2, art 1.

5 Ibid, arts 1, 3(9), 13.

6 Nolin c Chateauneuf, 2010 CanLII 119670, <https://canlii.ca/t/hhtzz>.

7 Hamann c Oussoodzelet, 2010 CanLII 149770, <https://canlii.ca/t/hlbhh>.

8 Wang c Symes, 2021 QCTAL 22949, <https://canlii.ca/t/jj7jd>.

9 Ibid au para 12.

10 Ibid aux paras 19-20.

11 Ibid au para 21.

12 100 Mount Vernon Inc c Naifer, 2018 QCRDL 37460, <https://canlii.ca/t/hw48p> au para 10.

13 Belogbi c Irsalane, 2011 CanLII 126321, <https://canlii.ca/t/hbf76>.

14 D’Ambra c Poisson, 2019 QCRDL 10732, <https://canlii.ca/t/hzlcd>.

15 Ibid au para 14.

Rappel

Les renseignements apparaissant ci-dessus sont de nature générale et ont pour seul objectif de fournir à la communauté juridique des notions de base concernant le droit. En cas de doute, contactez un.e avocat.e qui pourra alors vous renseigner adéquatement compte tenu des circonstances propres à votre situation.

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